The Rodeo
The Rodeo est l’anagramme de Dorothée, espiègle musicienne et chanteuse parisienne, qui livre avec La musica del diavolo un deuxième album joyeusement voyageur, intensément joueur. Le premier, Music Maelström (Naïve, 2011) associait un mot anglais générique à un autre norvégien et météorologique, pour explorer les grands espaces, principalement américains, d’hier (Johnny Cash, Dolly Parton, Neil Young) et d’aujourd’hui (Joanna Newsom, Regina Spektor, Alela Diane). Dorothée, un peu apache, s’amuse encore à brouiller les pistes, faisant ici le grand pont au dessus de l’Atlantique, pour réunir ancienne Europe (le titre de l’album, inspiré par une tournée en Italie, où Dorothée a rencontré un véritable fantôme) et l’Amérique de Robert Johnson, ce bluesman du Mississippi qui aurait conclu un pacte avec le diable pour devenir musicien virtuose (qu’elle évoque dans la chanson Devil in me). Née d’une mère vietnamienne et d’un père français « baroudeur » (expatrié au Sri Lanka), Dorothée a découvert la musique à l’âge de 15 ans, en trouvant dans le grenier de son oncle une guitare sèche, véritable clé des champs qui lui a permis à son tour de s’offrir les plus beaux voyages, réels ou imaginaires, et de faire les plus belles rencontres : Music Maelström avait été réalisé entre Paris et Dallas chez Stuart Sikes (The Walkmen, Cat Power), tandis que La Musica del Diavolo a été enregistré à Paris avec ses fidèles compagnons de route et la participation d’invités amicaux : notamment des membres de Yeti Lane, François & The Atlas Mountain, Tahiti Boy, Kouyaté Neerman, Oh Tiger Mountain, Lidwine, Coming Soon ou Gush… Le tout a été mixé en Suède à Stockholm par Lasse Marten (Peter, Bjorn & John, Lykke Li), ce qui donne à ce nouvel album un côté plus pop, moins rocailleux que son prédécesseur, quand bien même Matt Bauer, le banjo d'Alela Diane et la guitare steel viennent parfois rappeler les influences country-folk de Music Maelström. Si la première chanson s’intitule The Storm is over, c’est pourtant un véritable ouragan pop qui déferle ici, un wall of sound à la manière de Phil Spector, accumulant les strates mélodiques et harmoniques comme autant de vents soufflant vers l’Ouest. Entre castagnettes, Motown-beat, changements de rythmes et cordes ondoyantes, la voix de Dorothée s’affine et s’affirme comme jamais, telle une Dorothy revenue du pays d’Oz, désormais adulte, plus claire, plus nette, plus pure. Cette Amérique de la pop-culture est ici rêvée et idéalisée sans nostalgie ni clichés, car gonflée des atours de la modernité : le piano honky-tonk et les « choop- choop » féminins (Frightening Company) jouxtent un goût pour la déconstruction et la spirale, tandis que les country-songs à la Lee Hazlewood (Amulet, Devil in me, Oh Lord) s’amusent de contre-pieds mélodiques, de montées à l’octave inattendues et des surprises rythmiques, qui révèlent aussi les influences indie-rock de Dorothée (Timber Timbre, Villagers, Father John Misty, Calexico). Si la forme semble plus légère, le fond de ce nouvel album n’en est pas moins profond, ou moins grave. Le très enlevé When the storm is over évoque le désenchantement d'une génération, Amulet raconte une rencontre avec un chaman, Frightening Symphony parle des pressions de l’amoureux pour construire quelque chose de concret… Tout l’album oscille ainsi, de ses titres ambivalents à ses mariages contradictoires, entre les cieux et les gouffres, entre torch songs (Oh Lord, Inner war) et accords triton (Amulet, Devil in me), jusqu’au poignant et final Elsewhere is everywhere qui aborde la question des immigrés de Lampedusa. « L’ailleurs est partout » pourrait ainsi être le mot d’ordre de cette obstinée apatride, ou de tous les pays, « passante considérable » déterminée à nous emmener avec elle en ses chemins de traverse et balades sous la lune. Dorothée a fait un beau voyage.